Introduction (00:00):
Cet entretien entre Chantal Pontbriand, critique d’art contemporain, commissaire et cofondatrice de la revue Parachute , et l’artiste Max Dean s’est déroulé par Zoom le 28 mai 2022.
Chantal Pontbriand (00:15):
Je suis ravie d’avoir cet entretien avec toi, Max Dean. C’est un grand plaisir et un grand honneur. Je m’intéresse à ton travail depuis toujours. Nous avons renoué en 2016, à mon retour au Canada après un séjour de dix années en Europe, et tu étais alors au beau milieu de grandes découvertes. Nous en parlerons plus tard, mais je suggère que nous suivions les lettres qui composent ton nom pour cet entretien que nous intitulerons Sous le charme de Max Dean*, ce qui est vraiment l’opinion de tout le monde à propos de ton travail et de toi, cher Max.
Max Dean (01:04):
Même s’il n’y a que six lettres à traiter. D’accord. Alors, avec quelle lettre commençons-nous?
Chantal Pontbriand (01:09):
Avant de commencer, la règle du jeu est que nous accordons cinq minutes à chaque lettre. D’accord?
Max Dean (01:16):
D’accord. Es-tu aussi le chronomètre officiel?
Chantal Pontbriand (01:19):
Oui, j’imagine. Commençons avec M, qui est une lettre magnifique puisque, en français, on entend aussi littéralement « aime ». Comme je l’ai dit, tout le monde t’aime, et je pense aussi que le verbe « aimer » se retrouve dans ton travail qui est très relationnel. Il concerne toujours l’autre. Et je pense aussi que le M peut représenter la métaphysique de l’imaginaire, et j’ai l’impression que ce que tu explores sans relâche, c’est le méta. À partir de l’année dernière, on s’est mis à parler du méta, mais, toi, tu y étais depuis le début. Et M, c’est aussi mère, et c’est extraordinaire comment, dans ton travail, l’idée des entrailles revient régulièrement, comme une sphère, une bulle, même un ballon. J’ai découvert qu’une de tes premières œuvres était Boîte à ballons en 1970-1971. Quand on la regarde, c’est une boîte en bois et c’est difficile d’imaginer qu’il s’y passe quoi que ce soit, sauf que c’est davantage une performance qu’une sculpture parce qu’on peut ouvrir la boîte et, alors une bulle en plastique se développe pour finalement cacher complètement la boîte. Par la suite, tu as créé plusieurs œuvres autour de l’espace. Par exemple, parle-nous un peu de ton œuvre de 1977 tout simplement intitulée Un travail.
Max Dean (03:12):
Laisse-moi juste commencer par M pour « moi ». J’avais comme une intuition que tu allais me demander cela. Donc, j’ai trois M. Le premier c’est Martha, mon épouse, ma compagne, c’est comme la personne la plus importante de ma vie, et elle fait vraiment partie de mon œuvre en cours. Le deuxième M serait mère, ma mère. C’est intéressant que tu aies vu ces ballons comme des entrailles ou quelque chose du genre. Je n’y avais jamais pensé de ce point de vue. Ce qui m’intrigue, c’est l’idée d’être contenu dans quelque chose, ou ce type d’enveloppe ou le côté provisoire de la chose, surtout pour les bulles de savon. Le troisième M qui m’est apparu, c’est celui de mining [extraire en français], dans le sens anglais du terme, une chose à la recherche de laquelle on part, pour trouver un minerai.
Max Dean (04:08):
Et je pense qu’une bonne part de mon travail, en fait, tout mon travail a à voir avec cette idée de recherche de quelque chose, d’essayer de résoudre ou d’élucider une sorte de problème, d’enjeu ou de situation psychologique actuelle, ou même de comprendre certains aspects autobiographiques. Donc, je me vois comme un mineur et je suis toujours à la recherche de quelque chose. Une fois que je l’ai trouvé, localisé et compris quelque chose d’une manière ou d’une autre, je passe à autre chose et je laisse les vrais mineurs prendre le relais et travailler ce filon, cette matière. Pour revenir à la mère. L’une des forces motrices dans mon travail, dès le début, a été ma relation avec ma mère. Et je suis fasciné par l’idée que, comme enfants, nous grandissons dans un environnement familial et que, pendant quatre ans, cinq ans, le monde dans lequel nous vivons est le monde familial, que c’est ce qui est normal. J’étais dans une zone différente, dès le début de mon enfance, j’étais ce genre d’enfant indépendant, qui était un reflet de la sorte d’indépendance et de nature presque hermétique de ma mère. Bon, d’accord. Je pense qu’on a fait nos cinq minutes.
Chantal Pontbriand (05:25):
Tu fais aussi intervenir les autres, et nous aurons l’occasion de revenir là-dessus parce que la plupart de tes œuvres concernent les autres.
Max Dean (05:33):
Plusieurs autres et nous y viendrons. Ouais.
Chantal Pontbriand (05:37):
J’avancerais que ce que tu ressentais était davantage une différence que de l’indépendance, parce que la différence a à voir avec les autres, alors que l’indépendance…
Max Dean (05:49):
... a
Chantal Pontbriand (05:49):
… à voir avec le fait de rester en retrait. Peux-tu parler un peu de Un travail?
Max Dean (05:56):
Oui, d’accord. Donc, Un travail s’écrit en fait Max Dean – deux-points – Un travail Donc, j’habite dans une remise pendant six semaines, et j’attends que les gens viennent. La mémoire collective en était le cadre conceptuel. L’un des aspects formidables de cette œuvre est le titre, puisque déjà là, peut-être même avant, j’ai réalisé qu’en faisant des choses ou en faisant ce que je faisais, je me faisais en fait moi-même. Je voulais découvrir et explorer qui j’étais, avancer et aller de l’avant. Et, donc, c’était une quête pour comprendre qui j’étais comme individu ; en retour, ça ouvre la situation et alors on demande au spectateur « qui es-tu ? ». Ça ouvre toutes ces autres conversations qu’on peut avoir. Mais, vraiment, l’idée c’est que je suis encore en processus de développement, comme on l’est tous et toutes. Et je pense que c’est la chose vraiment extraordinaire à propos de la nature humaine et des individus, que l’on peut toujours grandir et prendre de l’ampleur. C’est donc l’essence de cette œuvre : la solitude suivie des gens qui vont, viennent et font quelque chose.
Chantal Pontbriand (07:06):
Je pense que nous devrions maintenant parler de la performance que tu as présentée au Musée des beaux-arts de Montréal en 1978, qui a un titre étrange puisque ce n’est que du surlignage.
Max Dean (07:19):
Ouais.
Chantal Pontbriand (07:21):
Donc, contrairement à ce que tu as dit, tu ne contrôles pas la situation ici, tu contrôles la mise en scène, mais tu ne contrôles pas ce qui va se produire. Mais, en même temps, tu te mets dans une situation très risquée parce que tes jambes sont attachées à une corde, qui monte au plafond. Peux-tu expliquer ce qu’est le rôle du public.
Max Dean (07:56):
Juste pour comprendre le contexte : le public est assis dans une salle où il y a environ vingt à trente personnes. À gauche complètement du public, il y a une machine et un fil de fer qui va de cette machine jusqu’au plafond puis qui descend le long d’une entrée à droite du public. Quand la performance démarre, une lumière s’allume et un chronomètre se met en marche pour trente minutes. Et, pendant ce temps, un treuil commence à enrouler le fil métallique et, dans la salle, une figure est tirée par les chevilles. Ses mains sont attachées, ses yeux sont bandés et il est bâillonné. Et au milieu du public se trouve un microphone et un petit pupitre. Au fur et à mesure qu’avance la performance, les gens se mettent à chuchoter et personne ne sait ce qui se passe.
Max Dean (08:44):
Et, à un moment donné, après une dizaine de minutes, quelqu’un fait un bruit, un bruit assez fort pour réaliser qu’en faisant du bruit, la lumière et la machine s’éteignent, mais que le chronomètre continue. Donc, le temps avance. Et si le public décide de faire assez de bruit, il peut arrêter le processus de la personne qui est tirée par les chevilles jusqu’au plafond. Il y a donc cette conversation dans le public, et je me rappelle que quelqu’un a dit quelque chose et que quelqu’un d’autre au fond de la salle a dit : « Dis-le plus fort ». Parce qu’ils voulaient que ça arrête.
Chantal Pontbriand (09:20):
Et ça continuait. Je me souviens, oui, ils devaient faire du bruit.
Max Dean (09:23):
Oui, ils devaient faire du bruit. Ce qui arrive c’est que le chronomètre s’est arrêté après trente minutes, la lumière s’est éteinte, le moteur s’est arrêté. Et je suis là, étendu. Et puis soudainement, il y a comme cinq personnes qui essaient de me détacher. Dans plusieurs des œuvres interactives que j’ai réalisées, je mets le public devant une situation qui comporte un risque. L’action entraînera une sorte de conséquence. Ce n’est pas comme changer de couleur, passer du rouge au vert. On vous lance un défi, à savoir si vous allez oui ou non vous impliquer. Mais il y a toujours ce moment de conscience sur la manière dont on se présente et sur la réaction que nous avons dans ces situations particulières. Et c’est exactement ce que je veux faire ou que l’on fasse dans plusieurs de mes œuvres. J’aime cette situation en art parce que c’est ce genre d’artifice, dans un certain sens, qui nous rappelle ces expériences et comment nous y réagirions.
Chantal Pontbriand (10:19):
Oui. Mais c’est aussi une position très éthique parce qu’il y a un moment où l’on peut décider. C’est la décision de la personne. C’est très respectueux de l’autre.
Max Dean (10:32):
Ouais.
Chantal Pontbriand (10:33):
Ça nous mènerait à X. J’appelle ça X-humain.
Max Dean (10:38):
X-humain?
Chantal Pontbriand (10:39):
Oui. Tu as beaucoup traité de ça. C’est une condition, mais aussi un potentiel. Tu l’as beaucoup exploré dans tes œuvres robotiques et il y en a une très importante que tu a créée pour le Musée des beaux-arts du Canada en 1980.
Max Dean (10:57):
Fait sur mesure. Le titre s’inspire du milieu de l’habillement où l’on peut se faire faire un vêtement sur mesure. Donc, je me suis rendu à un immeuble, j’ai trouvé une salle où je devais faire quelque chose qui conviendrait. Je vivais alors à Ottawa depuis trois ou quatre ans. Et j’étais fasciné par l’intersection d’Elgin et de Slater où les voitures semblent foncer directement sur vous. Donc, c’est fondamentalement à propos de cette confrontation. C’était au cinquième étage d’un immeuble où j’avais installé trois voitures de marque Ford Pinto qui avancent vers vous une fois que vous êtes dans la salle. Puis vous êtes poussé vers ce placard qui donne sur la rue où vous voyez les voitures foncer vers vous. Mais, encore une fois, c’est cette idée du risque physique extérieur qui vous confronte dans la rue, et le type de contrat social dans lequel on entre, et ce type d’activité parallèle qui existe dans la salle où nous avons la liberté et la possibilité de converser et de réfléchir sans jamais être physiquement en danger, dans la plupart des cas.
Max Dean (12:07):
Donc, on sait qu’il y a une sorte de sécurité, alors que dans la rue, toutefois, on entre dans un contrat social qui veut que, quand le feu est vert, on avance, et quand il est rouge, on arrête. Et quand cela est violé, il y a des conséquences. Donc, il existe un parallèle entre ces deux domaines, soit celui du monde de l’art et le monde réel. Et j’ai tenté ici de les fusionner.
Donc, mon interprétation du X n’est pas un mot, c’est un baiser. Parce que je vois toujours ces deux-là sortir et se rencontrer. Et je n’ai jamais eu le X et le O que les gens inscrivent sur une feuille de papier. Et, alors, je me suis demandé, c’est quoi le X et c’est quoi le O. Puis j’ai soudainement réalisé que le 0 est l’étreinte. Et je suis fasciné par ce moment où nous nous retrouvons comme personnes, l’intimité que nous avons et que nous partageons. On a l’intimité physique, l’intimité romantique et l’intimité intellectuelle, et même je pense qu’on a l’intimité artistique.
Nous voilà, Chantal, je veux dire, ça fait des décennies. Sommes-nous des drogués ? Des drogués de l’art ou quelque chose du genre ? Qu’est-ce qui fait que ça nous intéresse toujours et encore ? Je dois dire que je pense que c’est le degré d’intimité. Nous arrivons à partager à un niveau très étonnant des expériences esthétiques qui redonnent de la vitalité. Et c’est un type de baiser. Pour moi, tu sais, c’est un des grands avantages d’être dans ce genre de monde. Nous ne sommes peut-être pas riches monétairement, mais nous sommes certainement des milliardaires sur les plans émotionnel, intellectuel et esthétique.
Chantal Pontbriand (13:45):
Ça m’étonne que tu arrives à cette idée du baiser parce que j’allais justement fermer ce chapitre avec l’œuvre Brume, une installation vidéo à trois écrans que tu as réalisée en 2002, où l’on voit une chute d’eau, puis soudainement on aperçoit une jambe en bas de nylon. C’est l’une des rares œuvres où il y a une référence érotique. Peut-être que ce que tu viens de dire explique tout cela.
Max Dean (14:18):
Non seulement j’y ai toujours pensé, mais j’ai toujours été un grand fan de Duchamp et, au fond de Duchamp, il y a l’érotisme. Donc, utilisons un autre A pour anything [n’importe quoi] ou un E pour everything [quelque chose]. Anything et everything – je cherche à utiliser des objets que l’on connaît personnellement. Je ne veux pas inventer quelque chose de complètement inconnu parce que les gens doivent alors passer du temps à essayer de comprendre ce que c’est exactement. Quand je parle d’un chaise ou d’une table… en fait, tu es assise sur une chaise maintenant et j’imagine que ton ordinateur repose sur une sorte de table. On a une longue expérience de ces objets. Je peux donc commencer à jouer, à déplacer des variables de manière fascinante ; c’est comme faire des connexions différentes.
Max Dean (15:14):
Donc, on a une chaise qui s’effondre et qui se répare toute seule. Et c’est une chaise élémentaire, mais quand est-elle une chaise ? Philosophiquement, est-ce quand elle se tient debout ? Ou est-ce une chaise quand elle est en six parties ou quand elle se rassemble elle-même ? Voici donc un aparté intéressant. Alors que nous travaillions sur la chaise, Maia Sutnek est venue. Elle m’a regardé et a dit : « Tout ça parle de chute. » Et je lui réponds : « Quoi ? » Elle dit : « Tout ça parle de chute. Ça n’arrête pas de s’écrouler. » Puis elle dit : « Il y a tellement de choses dans notre monde occidental à propos de la chute. On tombe en amour. On tombe endormi. On tombe en dépression, et ainsi de suite. » Et, soudain, ce qui est intéressant, et je pense au milieu de l’art, c’est qu’il initie ce genre de conversations.
Chantal Pontbriand (16:03):
Sachant que nous allions faire cet exercice, quand j’étais à Venise, j’ai pensé à la table que tu avais présentée dans l’exposition de Harald Szeemann à la Biennale de Venise à l’époque. C’était un geste très osé parce que, quand on entrait dans la pièce, il n’y avait que cette petite table toute simple. Je dois dire que ce qui m’a le plus impressionnée à cette Biennale, c’est le fort accent mis sur les questions identitaires d’une part, mais il y avait aussi l’œuvre de Bruce Nauman. À l’intérieur, le pavillon était entièrement vide. On pouvait penser qu’il n’y avait rien, mais tout ce qu’il avait fait c’est de changer légèrement l’angle des murs, ce qu’on ne pouvait remarquer qu’en y passant un certain temps. Donc, ça parlait d’être Qu’est-ce qu’ être ? On ne peut pas être si on n’est pas dans un certain espace à un certain moment. Et je pense qu’on a également cette impression devant ton travail, qu’il a à voir avec ce que c’est que d’être ; tu crées des dispositifs afin de nous faire réfléchir à cette question métaphysique fondamentale, finalement.
Max Dean (17:33):
Toute la question de l’être, par exemple, est l’une des forces motrices dans mon travail. Et elle se présente en deux parties : l’aspect du contrôle et celui de la réparation. Je suis toujours en train de me réparer parce j’ai cette condition : quand j’étais enfant, j’avais des attaques. Et j’ai dû composer avec ça. Donc, pendant longtemps, je l’ai cachée. Je ne l’ai pas montrée. Si l’on regarde les premières œuvres, je devais être en contrôle. Je ne vais pas monter dans un avion avec toi et piloter, parce que je ne peux pas atterrir. Je pourrais avoir une crise dans les airs et nous péririons tous. Il y a donc certaines activités ou choses que je ne peux pas faire. J’ai même une stratégie de sortie en ce moment. Est-ce que je pars discrètement ? Ça fait partie d’être en contrôle. Ma vie concerne la réalisation de mes limites et de faire avec, mais en même temps je veux être réparé.
Chantal Pontbriand (18:29):
J’allais passer à D.
Max Dean (18:32):
D'accord.
Chantal Pontbriand (18:33):
Et mon mot pour D est diagnostic. On sait aussi que tu as reçu un diagnostic de cancer en 2012, je crois. Et il y a quelque chose que tu as dit, que se sentir impuissant est une chose très importante parce qu’autrement comment fait-on pour savoir qu’on a le pouvoir quand on ne sait pas ce qu’est l’impuissance ? Et tu en parles déjà depuis quelques minutes.
Max Dean (19:05)
Le sentiment d’impuissance. Donc, le mien c’était des crises du petit mal, ce qui signifie au fond que ton cerveau est surchargé. Et pour se débarrasser de toute cette électricité, il envoie ces signaux à ton corps et tu as une convulsion, tous tes muscles se contractent. Et là, quand le train se met en marche pour sortir de la gare, pour ainsi dire, tu ne peux plus l’arrêter. Donc, il y a certains événements dans la vie où l’on sent qu’on a perdu physiquement le contrôle, qu’on est impuissant. Mais le diagnostic est une autre chose. C’est un choix intéressant parce c’est le moment où l’on vous dit quelque chose. Vous êtes assis dans le bureau du médecin et il vous regarde et dit : « Donc, vous avez un cancer. » Qu’est-ce qui vous traverse l’esprit alors ? Ce fut un point tournant. Avoir la maladie est une chose, mais recevoir le diagnostic en est une autre.
Chantal Pontbriand (20:05):
Ça t’a mené à une série de photographies intitulée Je suis en retard, je suis en retard.
Max Dean (20:11):
Ouais.
Chantal Pontbriand (20:12):
Ces photographies ont des titres comme Perplexe, Atelier-jungle, Montagne, Marécage ou encore Faire un saut, ce qui fait penser à la performance que tu as faite en 1978 au Musée des beaux-arts de Montréal. Donc, tu te sers de l’atelier en tant qu’espace d’exploration pour résoudre quelque chose et tu te mets en situation – sur une montagne – et tu apparais dans un marécage. Qu’est-ce qui se passe?
Max Dean (20:49):
Je suis en retard, je suis en retard renvoie à Alice au pays des merveilles quand le Chapelier four descend dans le trou ou le portail. J’ai commencé à réaliser que l’atelier était mon portail vers n’importe où. Je pouvais aller et être qui je voulais ou faire ce que je voulais dans l’atelier. Si je n’avais pas l’environnement, je construisais l’environnement. J’ai construit un marécage, j’ai construit une jungle, et nous avons rejoué ces tableaux et l’œuvre est devenue très autobiographique. Et j’extraie ma propre histoire et mon propre passé émotionnel et psychologique. Puis j’explore ce que ça signifie et je joue. Le jeu a toujours été une grande partie de ma vie. Quand je parle de jeu, je parle d’un jeu profond. Et j’ai été initié au jeu profond, tu sais, il y a des décennies. Et je pense que les artistes et les musiciens travaillent dans cette zone de jeu profond où ils essaient de créer ces liens. Donc, j’insiste toujours sur l’illustration, et c’est toujours plutôt ludique. Les images sont à propos de pouvoir aller ailleurs. Elles sont très autobiographiques.
Chantal Pontbriand (21:56):
Elles sont vraiment, je dirais, merveilleuses. Dans le sens qu’il y a quelque chose de presque magique dans ces images. Elles sont très fascinantes. Elles vous attirent, et les décors sont vraiment superbes.
Alors, allons vers le E parce que ce dont tu parles, c’est l’extase. Parlons de Thomas Eakins, une figure qui a vraiment occupé ton esprit ces dernières années.
Max Dean (22:33):
Ma vie avec Thomas Eakins remonte à très longtemps.
Chantal Pontbriand (22:38):
J’ai découvert que tu étais un historien de l’art.
Max Dean (22:40):
Oui, j’ai un baccalauréat en histoire de l’art, mais c’est une autre histoire. Donc, j’ai eu l’occasion d’aller travailler à Ontario Place pour le parc d’amusement Wilderness Adventure, et j’ai trouvé la montagne artificielle et toutes ses figures animatroniques abandonnées. J’ai été fasciné par le fait que tout avait été fabriqué. Je pensais que la montagne était réelle. J’étais naïf à ce point – une montagne au beau milieu d’un lac ! Comment peut-on être aussi stupide ? Donc, j’arrive là et je découvre que tout est artificiel. Lors de cette première visite, j’ai croisé l’orignal, on l’avait sorti du marécage, on l’avait projeté sur la tête, il était sens dessous dessus et brisé. Et j’ai pensé : je dois le réparer. Donc, la partie de la réparation a vraiment pris le dessus à ce moment-là. C’est le bouton qui a été pressé. On a finalement décidé qu’on allait faire tout ça dans le parc et utiliser les figures. Et on voulait réparer l’orignal.
Une bonne part de mon processus consiste à regarder et à me demander si, en art, on a déjà vu quelqu’un faire ça, faire une intervention chirurgicale. Il y a Rembrandt, puis on arrive rapidement à Thomas Eakins et La clinique Gross.
Chantal Pontbriand (23:54):
Tu veux dire que la mise en scène d’un théâtre anatomique est un élément classique dans la formation d’un médecin.
Max Dean (24:02):
J’ai donc cette distribution de personnages animatroniques, j’ai un orignal et j’ai cet emplacement plutôt incroyable. Et j’ai donc pensé : je vais être juste assez arrogant et reconstituer toute la chose à cet endroit et copier le tableau d’Eakins. Donc, il y a ce sentiment d’exploiter l’histoire de l’art, parce que je pense que, comme artistes et comme personnes engagées dans le monde de l’art, nous faisons partie de cette très grande conversation. Et selon moi, cette conversation est à son plus intéressant lorsqu’elle progresse. Autrement dit, cela a à voir avec ce que tu penses, ce que tu ressens et ce que tu peux me dire. Donc, toute l’idée de travailler avec Eakins n’a pas cessé de s’enrichir. Ce qui était ironique à propos de cette œuvre, c’est qu’on construit ici cet environnement très élaboré avec une installation dans la montagne qui a été ouverte pendant six semaines, à peine six semaines. Puis, à un moment donné, quelqu’un a posé une question et j’ai répondu : « Les figures ont décidé de quitter le parc. » Et je pense à cela. Je me dis, oui, ces figures peuvent se déplacer et vivre d’autres aventures. Et voilà, ce qui est arrivé, c’est qu’elles sont elles-mêmes devenues des individus et des personnages.
Chantal Pontbriand (25:18):
Avec leur propre vie.
Max Dean (25:20):
Ouais. Mais surtout, elles ont une vie au-delà de moi.
Chantal Pontbriand (25:23):
Cela nous mène à un deuxième A, auquel j’ai donné un sous-titre: Un autre commencement avant la fin. J’aimerais que tu nous parles d’une autre œuvre intitulée Toujours en mouvement que tu as réalisée en 2018 dans l’usine de savon Lever à Toronto.
Max Dean (25:45):
Oui, c’est Still Moving.
Chantal Pontbriand (25:49):
Entre l’installation à Ontario Place et celle de l’usine Lever, tu avais toutes ces figures dans ton atelier, tu vivais avec elles.
Max Dean (26:02):
Ouais, elles sont toujours là. Et elles ont décidé de se chercher un nouveau foyer. Elles sont en odyssée, tu sais, comme dans The Iliad et The Odyssey, et elles partent pour vivre ces aventures. Et, donc, elles se ramassent au parc Bentway, ici à Toronto. Puis elles se ramassent à l’usine de savon Lever, qui est un très grand complexe industriel abandonné. À ce point, les personnages ont commencé à se développer. Donc, il y a le docteur Gross, qui est médecin. Et il y a ce nouveau personnage qui était d’abord la femme dans le tableau d’Eakins. Dans notre installation, c’est Sandy. Ça se trouve que Sandy ressemble à Andy. Et Andy, parce qu’il est Andy Warhol, a soudainement pris forme dans la troupe. Donc, on a Sandy, Andy, et d’une manière tout à fait warholienne, alors que nous sommes dans une usine de savon, qu’est-ce qu’on fait ?
Max Dean (26:58):
Eh bien, on utilise le savon et on fait de grosses bulles de savon. Donc, il y a ces bulles de savon. Nous, l’équipe McAllister, mon associé et moi créons une machine pouvant générer une bulle de savon qui fait entre quatre [90 cm] et six pieds [1m80 ] de diamètre. Elle est créée près du plafond, elle descend et s’écrase au sol. Donc, soudainement, les figures avaient cette nouvelle identité. Mais c’était plutôt subversif. Elles étaient cachées dans cette usine comme si elles étaient en odyssée. Après, elles continuent et font d’autres contrats, pour ainsi dire.
Chantal Pontbriand (27:30):
Il y a toujours un autre début.
Max Dean (27:33):
Ouais, une chose en suggère une autre. C’est comme quand quelqu’un dit quelque chose ou offre quelque chose, et que ça devient une occasion de faire autre chose. Donc, je ne sais pas ce qu’est une fin. Pour moi, une œuvre d’art n’est jamais finie. Pourquoi Léonard nous fascine-t-il par exemple ? Léonard de Vinci n’a pas fini beaucoup de ses œuvres. La dernière cène est incomplète. Il y a quelque chose dans notre incomplétude que le public finit par achever. Les histoires les plus réussies sont ouvertes et nous, qui regardons, avons l’occasion d’entrer dans l’histoire elle-même et de la compléter d’une certaine manière, ou d’y penser, d’y contribuer. D’une certaine manière. Tu peux sortir de quelque chose, mais ça ne s’arrête pas là.
Chantal Pontbriand (28:24):
Dis-moi, est-ce la raison pour laquelle tu as fais ce photographies avec plein de boîtes ?
Max Dean (28:32):
Ouais.
Chantal Pontbriand (28:33):
C’est à propos du mouvement, n’est-ce pas ?
Max Dean (28:35):
Oui, mais ce sont aussi des contenants. Elles composent aussi un mur, mais revenons en arrière. Cette série de photographies résulte et est à propos d’un film que Katherine Knight a réalisé à propos de moi et de mon cancer de la prostate.
Chantal Pontbriand (28:48):
Oui. C’est Encore Max, je crois.
Max Dean (28:51):
Encore Max. Une des choses qui m’est venue rapidement à l’esprit, quand on reçoit ce diagnostic, c’est qu’on a cet organe, la prostate, de la taille d’une noix, qui a un impact non seulement sur son corps mais sur tout son univers. On essaie de cacher ça. On ne veut pas accepter qu’on est malade. Donc, j’ai commencé avec cette idée d’avoir une noix et de la cacher littéralement, de la mettre dans ma poche, en espérant l’oublier et qu’elle s’en aille. Et, soudain, quelque chose de la grosseur d’une noix commence à grossir. Et il y a cet objet d’art, une tumeur qui grossit. Ça devient une tumeur dans la pièce. Ça devient un gros bouquet de fleurs. Puis ça devient un tas de plastique. Et j’ai pensé, il faut la contenir. Donc, on construit cette pièce, il y a beaucoup de choses tout autour – les boîtes de carton, c’est grâce à l’un de nos voisins. Et nous empilons, et ça remplit la pièce. Et ainsi la pièce avec les boîtes de carton devient une manière de contenir la chose ou de la cacher, mais ça ne marche pas à un certain point. Les murs tombent et la tumeur grossit au point de les dépasser. Et puis il y en a quatre couches supplémentaires par dessus. Donc, ça devient éventuellement énorme.
Chantal Pontbriand (30:08):
Avant de conclure, en lien avec ce que tu viens de décrire, j’aimerais que tu parles de la deuxième exposition dans laquelle tu as présenté ce rocher semblable à une tumeur.
Max Dean (30:23):
Ouais. Le rocher.
Chantal Pontbriand (30:23):
Tu l’as mis en cage, puis sorti pour le couvrir de tonnes de vêtements. C’est devenu une montagne de vêtements.
Max Dean (30:35):
À un moment donné dans le film, on voit le rocher, ou la tumeur, emprisonné dans une cage à treillis métallique. Puis l’on me voit coupé en deux dans le film. Donc, il faut penser à une sorte de poupée russe et, ici, il y a douze poupées. Et la poupée à l’extérieur, c’est la cage à treillis. Et ça aboutit à un rendu en 3D de ma prostate. Ça commence donc par ce très petit objet et ça devient cette sorte de cage en treillis de 12 pieds par 12 pieds et de 10 pieds de haut [3 x 3 x 3,66 mètres]. À chacune de ces étapes, nous avons pris une photo du processus. Je crée pour ainsi dire un événement pour le photographier. Nous avons donc déplacé la cage avec la tumeur dans la galerie, et elle a ainsi rempli le grand espace. Ce qui était curieux c’est que Stephen [Bulger] montrer les photographies en même temps.
Max Dean (31:25):
Les gens qui fréquentent la galerie de Stephen veulent en général voir des photographies. Donc, comment peut-on montrer Le rocher et les photographies ensemble? Nous avons fini par avoir l’idée d’utiliser des stores roulants. Dans la galerie, il y a douze photographies, et elles sont toutes sur des stores roulants. Donc, on entrait et il y avait une cloison qui séparait l’installation du reste de la galerie. Il y avait deux boîtes et si l’on voulait participer, on pouvait mettre des gants. Je travaille avec un type, Paul Matheson du Musée des beaux-arts de l’Ontario, qui est un incroyable éclairagiste. Il a fait une exposition intitulée Dans L'avenir, et c’était magique. Donc, j’ai demandé à Paul de venir et d’éclairer cette exposition. Il vient et il se promène à peu près 45 minutes et il dit : « des lumières de couleur ».
Max Dean (32:20):
Et je dis, « Quoi ? » Et il dit : « Oui, je veux utiliser des lumières de couleurs. On va utiliser les couleurs primaires, d’accord. Pour créer du blanc sur le mur. On va projeter du rouge, du vert et du jaune sur le mur et ça fera une lumière blanche. Puis, au centre, on aura toutes ces couleurs. » Donc, quand on entre, on pense qu’on est dans un carnaval. C’est incroyable. Vraiment incroyable. Parce que les murs sont blancs. Et tous ces types de vert projettent des lumières. Il y avait littéralement des centaines de lumières de couleur au plafond. Et ce qui est vraiment devenu intéressant pour moi, c’est que nous avions fait la cage pour l’atelier. Puis, quand nous sommes arrivés chez Stephen, il est arrivé une autre peau : les lumières sont venues ajouter une couche supplémentaire. C’était ce type d’environnement physique.
Mais comment montrer l’intérieur de cette tumeur? Donc, à certains moments précis, nous entrions dans l’espace d’exposition et nous défaisions cette chose devant les gens.
Chantal Pontbriand (33:25):
Max, changer, c’est vraiment la fin pour toi. Il n’y a pas de fin possible, tu sais.
Max Dean (33:33):
Une des choses qui était bizarre en apprenant ce diagnostic en 2011-2012, c’est que ça te force à réévaluer ce que tu fais. C’est là que j’ai décidé de dresser une liste de toutes les choses que je voulais faire. La liste comprenait entre cinquante et soixante items. J’ai commencé à réaliser que, dans liste des choses, il n’y en avait que quatre ou cinq qui étaient vraiment super importantes. Et ça en est venu à deux choses : je voulais avoir du plaisir et apprendre quelque chose. Si je ne peux pas avoir l’un de ces deux prérequis, je ne suis pas intéressé.
Cette situation est un grand honneur. Nous voilà en train de parler des décennies plus tard et on fait encore la même chose. Ce n’est pas seulement apprendre ; c’est un plaisir. Je suis vraiment ravi de faire ça avec toi. Je pense qu’on devrait recommencer. Ça ne fait que continuer.
Chantal Pontbriand (34:23):
Merci.
* NdT : Jeu de mots en anglais autour du double sens de « spell », à la fois le nom qui signifie charme et le verbe « to spell » qui se traduit par épeler.